La révision platonicienne de Philia

 


L’Occident a vu le passage entre la conception païenne (essentiellement grecque) de l’amitié — une amitié enveloppant tous les aspects de l’existence, jusqu’à une vision esthétique du monde et du soi — et l’éthique chrétienne du pur amour ; ce passage fut largement anticipé, sinon déjà assumé, par Platon. Les anciens grecs faisaient de l’amitié le lien affectif par excellence ; il incluait dans ses formes diverses l’attachement amoureux ou passionnel (philia érotiké), la bienveillance envers les hommes en général (philantrôpia), et bien sûr l’amitié proprement dite (philia hétairiké). L’amitié correspond à une relation positive de jouissance, de partage des plaisirs, en somme un « rapport » pleinement « réussi » excluant tout manque constitutif. Ce lien s’établit entre individus de même nature et de même rang, dans une sorte d’horizontalité ou d’immanence « simple », non relancée par quelque transcendance susceptible de creuser le désir et de causer l’insatisfaction. L’amour chrétien au contraire, s’il n’exclut pas une forme de satisfaction, se distingue d’abord par la distance infinie et l’impossible présence de son objet, surtout lorsqu’il s’appelle Dieu ou l’Absolu. Cette relation désormais verticale, fondée sur le désir et le manque, le sens du péché et le refoulement du plaisir, devient incompatible avec l’amitié païenne ; aussi finit-elle par induire un autre concept de l’amitié, plus en phase avec la vie de l’esprit qu’avec les simples affections, fussent-elles éduquées. Les chrétiens se mettent à aimer un Dieu qui leur refuse toute amitié ou la diffère infiniment ; aussi vont-ils former des confréries soudées (en quelque sorte amicalement) par cette même absence d’amitié. L’amour en général (pas seulement mystique) suppose un manque et présente l’aspect d’un grand dénuement, là où l’amitié en général jouit d’une présence et possède son objet. La question qui se pose maintenant, et que pose pour la première fois Platon, est de savoir qui possède la vraie richesse par-delà les schèmes sociaux d’appartenance, et qui d’un point de vue davantage moral que juridique est le véritable ami. 

On choisit sa famille, rarement ses amis...

 


Nous nous sommes permis, malicieusement, d’inverser la formule bien connue “on choisit ses amis, on ne choisit pas sa famille”, pour de solides raisons, croyons-nous, développées ci-dessous. Pour l’anecdote, l’origine de ce quasi-proverbe remonte notamment à Napoléon III qui, en bisbille notoire avec le tsar Nicolas Ier de Russie, lui aurait fait porter une missive contenant ces mots “l’on subit ses frères, et l’on choisit ses amis”, reprenant d’ailleurs ironiquement une formule de l’abbé Delille, poète à ses heures, écrivant : “Le sort fait les parents, le choix fait les amis.”

Introduisons notre propos par une interrogation en quelque sorte latérale : est-il légitime ou illusoire de penser que l’on peut se reconstituer une famille avec des amis ? Il y a bien indéniablement comme un air de famille, si l’on ose dire, entre la famille et les amis. Au-delà de ce qui légitime l’appartenance familiale, de fait ou de droit (le propre de la famille c’est justement que le droit et le fait se confondent, c’est ce qui la distingue de la société civile), en quoi consiste la valeur du lien familial ? Il n’est pas si instinctif ni si affectif qu’on le prétend : parlons plutôt d’un lien de solidarité par essence. Entre membres d’une même famille, on se soutient, surtout dans l’adversité, voilà l’affaire. C’est un lien organique où le groupe (son honneur, sa cohésion, etc.) prime sur l’individu, originellement, et en même temps un lien pragmatique, parce qu’on a toujours besoin d’une famille. De la même façon, on est censé pouvoir compter sur ses amis. Mais ce rapport d’assistance sera moins systématique, et ce n’est pas ce qui constitue l’essence du lien amical, beaucoup plus érotique en tant que tel selon nous.

L’amitié entre liberté et nécessité selon Spinoza

 


Pour Spinoza, seuls les hommes véritablement libres sont liés entre eux par une amitié sincère et solide. La liberté s'oppose en tout à l'ignorance, c'est-à-dire au point de vue tyrannique des affects ; au contraire elle ne résulte que de l'exercice de la raison, dans la droiture du jugement désintéressé. Il s'agit de suivre et de faire ce qui paraît le plus élevé, le plus nécessaire, pour soi-même comme pour autrui (car sur le plan du nécessaire, ce qui vaut pour l'un vaut également pour l'autre), et non d'échanger avec autrui de supposés bienfaits selon les critères extérieurs d'une fausse reconnaissance, qui n'est que trafic et séduction. Celui qu'on nomme ingrat, ne sachant rendre l'équivalent de ce qu'il a reçu, n'est bien souvent que l'homme sage et courageux préférant se tenir en retrait plutôt que de participer à un échange gros de conflits à venir. Il faut savoir prendre cette liberté de ne choisir pour amis que des hommes libres, guidés par la seule raison, et d'éviter autant que possible les ignorants. Évidemment, ces derniers étant plutôt la règle et les premiers l'exception, ce principe risque de contredire cet autre thèse spinoziste selon laquelle la liberté s'épanouit en société. C'est pourquoi « autant que possible », le retrait nécessaire ne doit pas conduire à une solitude qui reviendrait à être haï et donc rejeté par la société. Le principe spinoziste de l'amitié, s'il revient quand même à un certain élitisme de la raison, ne consiste pas en une attitude superbement individualiste détachée de toute dimension politique. En réalité, comme la notion de reconnaissance (opposée à celle de bienfaisance) qui la définit jette un pont entre les plans affectif et rationnel, l'amitié occupe l'espace subjectif entre une servitude et une liberté également pures.

Le tabou de la tendresse

 


Dans Les origines de l'amour et de la haine (1935), le psychiatre Suttie relevait un véritable et indubitable « tabou de la tendresse ». Chacun peut voir en effet qu'on n'accepte les manifestations de la tendresse qu'entre parents et enfants ou bien entre amoureux. En tout autre occasion, le geste tendre paraît plus inconcevable et déplacé que bien des manifestations grivoises ou obscènes. Pourquoi prendre la main, effleurer la joue de l'autre sont-ils des actes si difficiles et quasiment impossibles à assumer spontanément ? Mis à part certains contacts autorisés et coutumiers (comme la poignée de mains ou la tape « amicale », sans oublier l’inévitable « bise » - double, triple, quadruple…), et malgré l’essor d’un nouveau souci de soi corporel - inséparable du souci de l'autre, en tant que "vulnérable" -, l’on ne se touche guère dans nos sociétés occidentales. Faut-il s’en plaindre, au regard des risques indéniables de sexualisation, voire de brutalisation inhérents aux échanges corporels entre animaux-humains ? Ne faut-il pas, sinon condamner, du moins limiter les effusions tendres au nom de la "pudeur" ? On le voit, le sujet est délicat... Dans ce contexte, oser la tendresse physique s’avère être une gageure non seulement entre personnes étrangères mais également entre amis. Généralement, les douceurs du regard et les accents tendres de la parole suffisent ; il n'empêche que, même sous ces formes relevées et déjà spiritualisées, la tendresse paraît difficilement soutenable au long cours. Elle est davantage l'exception que la règle.

La belle âme et l'amitié. (D'un idéalisme congénital dans les conceptions philosophiques de l'amitié)

 

Louis Janmot, Le poème de l'âme - l'idéal, 1854

Aristote, déjà, se conformait à une vieille tradition en définissant l’ami comme une âme unique siégeant en deux corps. Pareil « nouage » assure aux deux âmes une parfaite connaissance mutuelle, leur promettant toujours plus de pureté et de spiritualité. Cependant, l’unité idéale des âmes ne laisse-t-elle pas cruellement impensée la dualité réelle des corps ? On constate qu'une ségrégation s'opère directement à partir des corps au nom de la différence sexuelle. Pour la tradition, une amitié véritable ne saurait exister entre deux femmes ou entre un homme et une femme, mais seulement entre deux hommes. En d'autres termes, l'âme n'est rien moins que sexuée, malgré ce qu'on en dit : bien qu’elle s’accorde au féminin, elle recouvre (spécialement dans l'amitié) une réalité masculine, marquée d’un évident narcissisme. Lacan disait, à propos de cette identification des âmes : « l'âme âme l'âme » (Encore, p. 78). Aimer d'amitié, au sens où l'on veut du bien à l'ami, c'est toujours réduire autrui au semblable en le prenant pour son âme. C'est aussi un rapport de « compréhension » dès lors qu’il inclut fondamentalement la vertu en partage et un discours de la maîtrise : l'âme est ici le maître présent en chacun. Or, dans l’âme une de l’amitié, il ne saurait y avoir deux maîtres. Faut-il supposer un tiers, un maître-philosophe qui serait comme le père implicite de cette amitié ? A moins qu'un nouveau rapport, de type inégalitaire, ne soit déjà instauré. Dans la phrase citée en exergue, Montaigne évoque - comme malgré lui, comme dépassé par la fulgurance de sa formule - une sorte de relation qui détruit le mythe d'une symétrie ou d'une égalité parfaite entre les âmes amies (condition supposée de leur identification ou de leur union). On connait les célèbres formules de Montaigne : « je connoissoy la sienne comme la mienne » et « je me fusse plus volontiers fié à luy de moy qu'à moy ». Ainsi est marquée la rupture entre la connaissance, égalitaire par essence, et l'amour foncièrement dissymétrique puisqu'il me conduit à préférer à mon propre jugement celui d’autrui.

Nietzsche misogyne et féministe

 


Quand il s’agit des femmes Nietzsche se veut particulièrement provocateur, voire inamical, puisqu’il va jusqu’à les comparer à des animaux (nommément « chattes », « oiseaux », ou « vaches ») tour à tour séduisants, craintifs ou indolents ! D’après lui la femme veut une amitié toute nue, en quelque sorte avouée, sans mystère et sans polémique, et n’aspire qu’à la facilité. Elle n’est pas capable de mener la guerre à ses amis, et surtout d’honorer ses ennemis, ce qui prouve bien qu’elle confond amour et amitié. Car la suprême amitié consiste à provoquer, à réveiller l’ennemi en son ami, et à aimer l’inimitié de celui-ci pour la liberté que cet acte suppose. En ne pouvant aimer, par nature ou par excès d’humanité, son ennemi, la femme ne peut également accéder au véritable universalisme, celui qui commande d’aimer son ennemi « lointain » (ou l’Etranger) davantage que son ami proche.

Le Nom des amis

 


« Nous nous cherchions avant de nous estres veus, et par des rapports que nous oyïons l’un de l’autre, qui faisoient en nostre affection plus d’effort que ne porte la raison des rapports, je croy par quelque ordonnance du ciel : nous nous embrassions par noz noms » (Montaigne). 

Le nom a ce pouvoir de faire naître l’amitié, en quelque sorte avant l’amitié, comme il la fait perdurer bien après. La renommée de La Boétie est à l’origine du désir de Montaigne de le rencontrer, ce dernier ayant grandement contribué, réciproquement, à la renommée de La Boétie. Mais l’amitié au présent se donne également un nom, ici celui de « frère » : pour nos auteurs c’est le signe d’une reconnaissance, ou mieux, le symbole d’une alliance. D’ailleurs dans le nom de frère, ou le nom du frère, Derrida (Politiques de l’amitié, 1994) voit une médiation entre le Montaigne grec, finitiste, et le Montaigne chrétien, infinitiste. En effet à quoi engage le nom ? Par la nomination j’existe par l’autre, tandis que par l’interpellation j’existe pour l’autre. Si par le nom en général je peux répondre de moi, c’est pour avoir répondu d’abord à celui qui me l’a donné, une première fois unilatéralement, et pour continuer à lui répondre lorsqu’il m’appelle ou m’interpelle. Le premier aspect (nomination) nous renvoie au modèle filial, perpétué par mot "frère", et serait voué à une certaine « spectralité » selon Derrida. Le second (interpellation) dévoile une altérité en même temps qu’une singularité plus grandes, celles de l’ami à qui je parle, et d’abord celui à qui je dois répondre. "Frère" redevient un "nom" comme un autre. Ainsi la question « qui est l’ami ? » (au lieu de « qu’est-ce que l’amitié ? »), épure le concept d’amitié de toute détermination d’essence et de toute relation d’appartenance. Simplement celui qui est appelé ainsi devient comme responsable de l’amitié qu’on lui voue (quel que soit le concept qu’on lui applique) et dont il doit, dès lors, témoigner dans l'échange.

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La revanche du semblable. Pour une érotique de l’amitié

 

Jacopo Carucci, dit Pontormo, Double portrait de deux amis (détail), 1523-1524

“Je recule à aimer mon prochain comme moi-même, pour autant qu’à cet horizon il y a quelque chose qui participe de je ne sais quelle intolérable cruauté.” (Lacan)

“L’Autre n’est pas qu’un autre — s’il l’était, il serait aussi bien rien, ou encore indifféremment autre que lui-même, autre manière de dire : rien. L’Autre n’est ni même ni autre. Cela paraît invraisemblable ? Et pourtant oui, cet invraisemblable qu’est l’Autre ne l’est que si potentiellement il est aussi un vrai semblable…” (Patrice Desmons, psychanalyste)

En général l’analogie n’est pas prise au sérieux au regard du réel ; on la cantonne bien souvent à l’imaginaire de la ressemblance, en-deça de la différence essentiellement symbolique du « prochain » qui est le cheval de bataille des éthiques modernes — psychanalyse comprise. Patrice Desmons a raison de souligner que le dénigrement systématique de l’analogie, de la ressemblance, de la sympathie et de l’amour du même, finit par rendre in-vrai-semblable l’éthique actuelle fondée sur l'altérité et la différence radicales, à cause précisément de l’indifférence qu’elle engendre ou qu'elle cautionne implicitement. La ressemblance ne posait guère de problème aux Anciens qui y voyaient le principe même d’une éthique de l’amitié. En effet, celle-ci était censée dériver de l’amour de soi ; le bien voulu à autrui ne pouvait qu’être analogue, et proportionnel, au bien voulu à soi-même. Cependant, pour un philosophe grec, le rapport à soi-même se définit essentiellement comme rapport d’autorité et de maîtrise : s’aimer soi-même, se vouloir du bien, signifie avant tout bien se diriger, se discipliner, serait-ce dans une perspective hédoniste. Aussi peut-on dire : mon ami, mon maître. Le miroir de l’amitié qui se veut formateur, voire correcteur, est donc également déformant. Puisqu’il me représente un au-delà de moi-même, comment la volonté de cet autre ne me serait-elle pas étrangère ? Pourquoi ne serait-elle pas également hostile ? Bref, la réponse éthique traditionnelle est insuffisante parce qu’elle ne voit pas l’au-delà du semblable et du miroir, ou plutôt elle méconnaît le miroir comme étant cet au-delà. Un jour l’image s’effondre parce qu’on se rend compte que le semblable ne me veut pas toujours du bien. Tout semblable qu’il est, il a la liberté de me vouloir du mal, de s’en prendre à mon être par pure méchanceté. La solution — promue par Kant — est de s’en remettre à un grand Autre, c’est-à-dire à la Loi ; non plus au semblable mais au prochain ; ou si l’on veut à l’autre en tant qu’il incarne, non plus ma propre image idéalisée, mais une idée de l’Humanité. Du registre de l’imaginaire, on passe à celui du symbolique ; la ressemblance fait place à l’identification ; le passage s’effectue moins par analogie que par métaphore — choses fort différentes. La première suppose la présence illusoire des deux termes, reliés par un «comme» unificateur. La seconde consiste dans la substitution d’un terme à un autre, par la guise d’une pure différence signifiante. Le respect du prochain, au sens moral, se définit bien avant tout comme respect de l’Autre, voire dans sa formulation contemporaine comme respect de la différence. C’est bien pourquoi l’analogie sous-entendue dans la formule « aimer son prochain comme soi-même » pose problème.

Amitié et inimitié du Logos (sur Heidegger)

 


« Quoi » de philia, l’amitié et non « qu’est-ce que » philia, demande Derrida dans Politiques de l’amitié, tandis qu’il lit Heidegger lui-même lisant Hölderlin (cf. le séminaire de 34-35 sur Le Rhin). Pour répondre, ou plutôt pour entendre cette question, il faut entendre phileîn (l’amour, das lieben, précédant toute distinction entre amour et amitié) avant philia (la définition sociale et philosophique de l’amitié), mais en même temps que le Logos.

Si l’on en croit Heidegger, phileîn (aimer) veut dire à la fois s’accorder et répondre au logos, condition essentielle pour s’accorder avec un ami, mais aussi pour éduquer, etc., et pour aimer plus généralement. Dans la correspondance au Logos, est entendue la voix – comme aussi bien est vu l’éclat – de l’être de l’étant, soit la présence même. Heidegger évoque l’oreille interne, tendue vers le phileîn originaire, qui entend et recueille la parole à nous adressée : l’entente comme ouverture à la présence précède l’ouïe proprement dite. L’expérience originaire (héraclitéenne) du phileîn qui réunit donc einai et legein, précède absolument la protè philia comme la teleia philia philosophiques. Ce retard constitutif du phileîn et du Logos philosophiques, déjà divisés, érotise en quelque sorte le questionnement à propos de l’amitié.

L’amitié, l’écrivain et le mourir

 


« Le seul pleurer m’était doux, seul charme à qui mon âme avait donné la survivance de mon ami » (Saint Augustin, Confessions). De la mort de Patrocle laissant Achille inconsolable à la dédicace des Essais de Montaigne au regretté La Boétie, le deuil de l’Ami apparaît bien souvent comme le nerf et la raison même de cette écriture. Composant ou récitant l’Illiade, Homère consomme la perte définitive de ces héros prodigieux, amis d’un âge définitivement révolu. Montaigne célèbre moins en La Boétie le confident disparu de sa jeunesse que l’initiateur de sa carrière littéraire voire son propre lecteur idéal.

Il y a évidemment une homologie entre pleurer, célébrer, ou encore confesser, et le fait même d’écrire. Dans l’écriture augustinienne, le deuil se manifeste deux fois. Augustin confesse tout d’abord ses égarements passés qui l’ont vu sombrer dans le désespoir après la perte d’un ami cher ; ensuite la tristesse, à laquelle complaisamment il s’abandonne, ne fait que l’éloigner davantage de Dieu, de la vraie vie divine, en se substituant au souvenir de l’ami et jusqu’au désir de le revoir. Et puis, l’amertume, ce deuil égoïste, se convertit en dévotion pour le Seigneur qui est le seul véritable ami, contenant tous les autres, et qu’on ne peut risquer de perdre que si on le quitte. Ce qui pour autant signifie le deuil, le renoncement aux amitiés purement terrestres au profit de l’adoration mystique et, intrinsèquement, de la sublimation écrite. Lorsque Saint Augustin affirme qu’en Dieu, l’amitié ne manque pas, car Dieu ne manque de rien, il ne signifie rien d’autre que la perpétuation de l’amitié dans l’écriture. Défense et illustration : par-delà l’éviction de Philia par Agapè, œuvre de la christianisation, l’écrivain-théologien perpétue ce lien d’amitié à la vérité au moyen du discours philosophique. Le théologien-philosophe, ami de Dieu et de la vérité, endosse cette responsabilité et fait son deuil de l’homme, porte ce deuil.

L'“Ami lecteur" selon Nietzsche

 

Le Lecteur, Federico Faruffini (1831-1869)

“O, mes amis patients, ce livre souhaite seulement des lecteurs et des philologues parfaits : apprenez à bien me lire !” (Nietzsche)

"Ami lecteurs", cette formule prend chez Nietzsche une signification décisive, tout spécialement dans ses Ecrits autobiographiques (1856-1869). Ce qu'emporte la figure de l'ami, dès ces premiers écrits et jusqu'aux œuvres finales, se concentre en une position de refus et de marginalité par rapport à la famille, les institutions, la culture ambiante, et les philistins de toutes sortes incapables du moindre sens critique. Ainsi donc l'amitié ne se justifie que sur fond de luttes, de doutes et de contradictions assumées, dans le partage d'une solitude intellectuelle dont seules la lecture et l'écriture peuvent porter témoignage.

La promesse du regard

 

Léonard de Vinci : La belle ferronnière

On aurait tendance à opposer la parole et le regard comme l'être et le paraître, la rencontre et la capture, l'amour et la connaissance, la promesse et la prévision, ou encore la confiance et le soupçon. C'est vrai que l'amitié n'a que faire du regard d'inspection et d'inquisition, elle préfère deviner en donnant du temps à soi-même et à autrui, parce qu'elle appartient surtout comme le dit J.-L Chrétien (La Voix nue, Editions de Minuit, 1990) à l'ordre de la promesse. Le choix amical n'est pas une sélection parmi un ensemble d'objets étalés au regard, mais une élection qui suppose préalablement une « mise » personnelle, non seulement le don mais l’acceptation profonde de soi-même à travers l'autre. Or si le regard n'intervenait pas dans ce choix, si une parole abstraite suffisait à accorder la confiance et l'amitié, comment pourrait-on seulement se considérer, se retourner l'un vers l'autre et échanger ce que nous avons placés justement l'un dans l'autre ?

Bonheur et amitié selon Aristote

 


"Dans le malheur, les amis satisfont plus à un besoin, puisqu’il faut à ce moment des amis utiles. Mais il est plus honorable d’en avoir dans le bonheur.” Aristote

L’homme heureux a t-il besoin d’amis ? N’est-il pas suffisamment comblé par le bonheur qui lui procure sagesse et indépendance ? Aristote refuse cette solution de facilité et défend le parti inverse : en tant qu’animal politique, l’homme reçoit et surtout dispense l’amitié comme un des biens les plus précieux. Le bonheur doit être conçu avant tout comme une activité, celle de la propagation de soi dans la contemplation de ses propres actions. Les amis sont donc nécessaires à l’exercice même de la vertu et à l’expression de sa nature, selon une dialectique de la puissance et de l’acte. Or l’on agit davantage dans le bonheur que dans le malheur, dans la profusion que dans le manque ; aussi Aristote distingue-t-il l’amitié-besoin (réclamée) et l’amitié-vertu (consentie) comme le passif et l’actif. Cependant, celle-ci n’a pas le caractère de gratuité ou de supplémentarité qu’un Kant attribue au moral par opposition au pathologique (naturel). Avec Aristote, l’amitié reste inclinaison naturelle en tant que participation active au bien. Inversement, l’on ne se grandit pas en cherchant à faire participer autrui à nos malheurs (c’est là coutume de “femmelettes” dit-il). L’amitié fait couple avec le bonheur par la médiation de l’acte vertueux qui est avant tout, on l’a dit, acte de contemplation. Plus exactement, l’amitié véritable suppose le bonheur, lequel réside essentiellement, pour Aristote, dans le savoir. Il n’y a donc pas de concept réellement autonome de l’amitié, chez Aristote, indépendamment de l'état du bonheur comme nature accomplie, auto-contemplative.

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L’égalité dans l’amitié (et la vertu)

 


Aristote énonce la règle générale suivante : toute amitié se fonde sur une certaine égalité. Mais celle-ci peut être donnée et immédiate, comme elle peut être inversement acquise et construite, notamment lorsqu'un des termes comporte un élément de supériorité sur le second. Dans ce cas l'égalité n'est plus simple mais devient proportionnée au mérite, le terme inférieur devant compenser son défaut par un surplus d'amour. Il effectue notamment la compensation en prenant l'initiative de l'amour, et rétablit ainsi « une sorte » d'égalité. D'ailleurs, note Aristote, l'amitié consiste davantage à aimer qu'à être aimé. Or le plus méritant reçoit naturellement plus d'amour : est-il plus méritant parce qu'il est aussi le plus aimant, ou bien le plus vertueux, ou bien encore parce qu'il est naturellement supérieur ? La raison n'est pas clairement formulée par Aristote, même si certaines disproportions semblent en effet « de nature », comme peut-être celle qui existe entre un père et son enfant. On doit comprendre que le père veut le bien de son enfant en tant que nature à accomplir, c'est-à-dire en tant que futur adulte, ce qui confère immédiatement à l'amitié paternelle un sens pédagogique et directeur, d'où elle tire en même temps sa supériorité. En langage aristotélicien, vouloir le bien d'un être, l'aimer « pour lui-même », ne peut signifier que vouloir effectuer ou conserver sa nature propre. Il y a des limites, certaines barrières ontologiques sont infranchissables. Par exemple on ne peut pas vouloir du bien à son ami au point de souhaiter qu'il devienne un dieu, car en perdant son humanité il perdrait immédiatement notre amitié. Entre les hommes et les dieux, il n'y a aucune amitié, aucune compensation, aucune proportionnalité envisageables.

De la bienveillance (logique unilatérale)

 


Dans la sériation et la hiérarchisation des types d’amitié auxquelles se livre Aristote, un sentiment semble résolument exclu de ce registre : c’est la bienveillance. Elle aurait la caractéristique de rester en-deça de l’amitié, tout en présentant évidemment une analogie majeure avec celle-ci : vouloir le bien d’autrui. Seulement elle demeure superficielle et se définit plutôt négativement par rapport au lien amical. En particulier elle ne suppose pas la réciprocité, elle n’instaure pas un lien privilégié, durable et volontaire entre deux êtres. Quand bien même serait-elle à l’origine de l’amitié — comme la vision de la beauté peut causer l’amour —, faute de se prolonger dans le temps et de se muer en activité elle se condamne à péricliter ou à demeurer impersonnelle. Il y a une grande différence, pour Aristote, entre désirer le bien d’autrui dans la bienveillance, et veiller à la conservation de ce bien dans l’amitié — lequel bien réside précisément dans l’être même d’autrui, cet autre-ci. Paradoxalement la bienveillance est rétrogradée du fait que ce n’est pas elle, mais l’amitié, qui veille effectivement sur autrui. La bienveillance n’est que le sommeil, ou au mieux le rêve, de l’amitié.

L’amitié vertueuse et la sagesse stoïcienne

 


Le thème stoïcien (et plus généralement antique) d'une amitié réservée aux sages pratiquant la même sagesse est inséparable de celui d'une attirance et d'une communication naturelles dans le bien. Plutarque rapporte ces propos éloquents de Diadoumène : « Si un sage, n'importe où, tend le doigt avec sagesse, tous les sages de la terre en tirent profit ». Cette disposition morale qui nous pousse à aimer et à rechercher les hommes « de bien » a donc un sous-bassement naturel ou ontologique, puisque ce qui est « bien » dans la nature, en général, c’est que tout être recherche ce qu'il aime, soit ce qui est bien pour lui, et que finalement tout ce qui se ressemble s'assemble. Le thème d'une sympathie universelle est évidemment des plus courus dans le stoïcisme. Epictète : « si les végétaux et nos propres corps sont ainsi liés à l'ensemble des choses et en sympathie avec lui, nos âmes ne le sont-elles pas encore beaucoup plus ? »

L’amitié joyeuse de Spinoza

 


On va distinguer, en s'appuyant sur Spinoza, d'une part le "véritable" amour qu'est l'amitié, l'amour-action, l'amour-puissance qui est joie et générosité, et d'autre part l'amour fictif et éphémère, l'amour-passion, l'amour manque qui est souffrance et concupiscence. Cette opposition paraîtra caricaturale, voire insoutenable, elle n'en est pas moins reprise par Comte-Sponville dans son (Petit) traité des (grandes) vertus. Voyons-en la force et aussi les limites. D'abord, conformément à la thèse célèbre de Spinoza, si le désir est puissance et joie, l'amour sous-tendu par le désir sera lui-même synonyme de force et de réjouissance. Fondamentalement, l'on se réjouit toujours de l'existence de quelque chose ou de quelqu'un : tu existes, et cela est la cause de ma joie, de mon bonheur. Il est clair que si cette joie peut incarner l'amour, c'est parce qu'elle ne demande rien et se contente de se donner, de s'exprimer. Dans la passion, cela semble bien souvent l'inverse. Mais l'amour de l'être est premier, comme cela se voit jusque dans l'amour de la mère pour son enfant — l'amour semble ici proche de la jouissance — : elle ne veut que son bien, c'est-à-dire son être. C'est donc une joie que d'aimer et d'être aimé. L'amour-amitié ne demande rien, pas même la réciprocité, mais celle-ci apparaît autrement évidente que dans la passion. D'abord l'amour constitue le terrain ou la cause même de l'amour : l'amour reçu précède l'amour donné, et le bonheur d'être aimé explique le bonheur d'aimer. Donc l'amour n'est pas égocentrique, au contraire de la passion, il ne s'épuise même pas dans cette tendance, ce prolongement de soi qu'est la générosité, il se fonde sur la dualité initiale de l'amant et de l'aimé, sur un deux irréductible qui renvoie la passion à son désir d'unité et à ses rêves de fusion.

Un cygne noir. Le schème de l'amitié chez Kant

 


"L'amitié (considérée dans sa perfection) est l'union de deux personnes par un amour et une considération égales et réciproques." (Kant) 

En prenant pour objet de réflexion et comme niveau d'exigence l'amitié « considérée dans sa perfection », Kant s'inscrit apparemment dans la grande tradition aristotélicienne des morales de la vertu. Seulement si pour le Stagirite la perfection est naturelle, donc toujours accessible, celle que conçoit le philosophe critique relève d'une Idée pure, purement pratique, mais comme telle échappant à l'expérience. L'amitié se fonde sur deux rapports d'égalité formant une proportion ou une harmonie idéale, et pour tout dire impossible. D'une part il faut qu'au sein de l'amitié amour et respect (ou affection et considération) s'équilibrent, ce qui paraît difficile étant donné leur nature contradictoire ; d'autre part il convient que ces dispositions soient également réparties et avec la même intensité chez chacun des amis, ce qui ne saurait être constant ni d'ailleurs vérifiable. Même si le respect purement moral, tourné vers la loi et non vers une personne, se situe au-delà du simple respect d'amitié (ou considération), et nonobstant l'idéal d'harmonie déjà évoqué, nous verrons que c'est bien le respect (et non l'amour) qui donne tout son sens à cet idéal. Il s'agit même de « respecter » cet idéal, ne serait-ce que pour se rendre digne d'être heureux : c'est ce veut signifier Kant en affirmant que rechercher son bonheur est un devoir.

L’amitié entre estime de soi et sollicitude chez Ricœur

 


Voici comment Paul Ricœur définit la perspective éthique dans son intégralité (Soi-même comme un autre, Seuil, 1990) : « viser à la vraie vie avec et pour l'autre dans des institutions justes ». La première partie de la phrase fait droit à la traditionnelle philautia, comprenant d'après Ricœur le passage de l'ipséité à la mienneté, du moi individuel au soi réflexif, tandis que la seconde partie introduit, avec l'altérité, la dimension morale (jusqu'au politique) qui voit naître la sollicitude. L'amitié, quant à elle, investit précisément le « avec » qui nous fait passer du soi à autrui par le biais de la mutualité et de la réciprocité. Ricœur accorde une importance particulière au sentiment d'amitié qui prouve une certaine continuité entre l'amour de soi et le respect d'autrui, puisque l'amitié rassemble précisément l'estime de soi et la sollicitude. Cette forme autonome de la mutualité doit se réaliser finalement comme similitude des sujets. La thèse de Ricœur est que l'altérité ou le manque qui commande ce passage n'est pas étranger, ni donc supplémentaire, à la situation et au stade éthique de la philautia. Les notions de capacité et d'effectuation ne font jamais que dupliquer celles de puissance et d'acte, qu'utilise Aristote pour démontrer la nécessité (répondant à un manque) pour celui qui veut le bonheur de posséder des amis. La notion de « vie bonne » n'a elle-même pas d'autre origine que ce besoin de dépasser l'éphémère, et ce besoin corollaire de soutien amical pour conquérir des biens plus durables.

Oublier le Prochain

 


« Plus haut que l’amour du prochain est l’amour du lointain et de l’avenir (…). Ce n’est pas le prochain que je vous enseigne, mais l’ami. Que l’ami soit pour vous la fête de la Terre et un avant-goût du surhomme ! » (Nietzsche)

Nul mieux que Kierkegaard n’aura synthétisé l’exhortation religieuse à l’amour du prochain et la traduction philosophique de cet idéal ; nul mieux que Nietzsche, à l’inverse, n’aura essayé de renverser et de transvaluer cette référence bimillénaire. Le premier a surtout montré comment le christianisme est parvenu à dépasser le stade purement esthétique ou « poétique » de l’affection, amoureuse ou amicale, en substituant à la prédilection individuelle une abnégation vraiment universelle. L’amour du prochain consiste en effet à n’exclure aucun être, pas même ses ennemis, en évitant surtout de confondre le prochain avec un homme particulier, aussi aimable et valeureux soit-il. Le prochain est l’autre homme en général et tout homme représente également cet autre et ce prochain : il n’est donc pas difficile de le reconnaître ! Kierkegaard n’ignore pas que ce principe est une insulte au bon sens, un « scandale pour la chair et le sang », voire tout simplement contredit l’aspiration naturelle au bonheur ; mais il s’explique par la transcendance divine (l’amour du prochain est aussi l’amour de Dieu) qui confère à notre existence sa vraie signification éthique et religieuse.

Fidélité à l'évènement d'une rencontre

 

(Sophie Marceau et François Cluzet (de dos) dans le film "Une rencontre" de Lisa Azuelos 2014)

“L’amitié ayant uni deux êtres en un seul, ce qui est uni ne peut être divisé” écrit le moine cistercien Alfred de Rievaulx dans sonTraité de l’amitié spirituelle (1163). Or la présence du Christ dans l’union de deux êtres sous le signe de l’amitié s’avère déterminante, au point d’en être le ciment et le principe actif, surtout que par son sacrifice le Christ a donné l’ultime mesure de ce qu’on peut attendre d’un « ami ». Cette note d’éternité ajoutée au thème de la fusion des âmes explique la place que l’amitié chrétienne – essentiellement spirituelle et charitable – réserve à la vertu de fidélité, que l’on décline par des mises en garde variées contre toutes formes de désunion, d’abandon, et surtout d’indiscrétion. Le secret est en effet une composante majeure de l’union amicale, la marque d’un haut privilège, et c’est pourquoi sa trahison constitue rien moins qu’un sacrilège.

Il était une fois Ami et Amile...

 


“Dex les fist par miracle.” (Ami et Amile, vers 43)

Connaissez-vous l'histoire d'Ami et Amile, ces deux héros d'une célèbre - mais un peu oubliée - chanson de geste médiévale ? Ces personnages masculins ont la particularité d'être nés le même jour, de porter à peu près le même nom et, comme fait exprès, de se ressembler physiquement comme des jumeaux. Ils se rencontrent assez jeunes et se jurent amitié, tout en entrant au service de Charlemagne. Ami épouse la méchante Lubias, tandis qu'Amile s'attire les faveurs charnelles de Belissant, fille de l'empereur. Mais les amants sont dénoncés par le fourbe et jaloux Hardré, lequel provoque Amile en duel. C'est alors qu'Ami n'hésite pas à se substituer à Amile, et comme il sort vainqueur du combat contre Hardré, Charlemagne lui offre la main de sa fille. Mais il doit jurer qu'il n'a ni couché ni dormi avec Bellisant. Un ange le prévient qu'il contracterait la lèpre en se rendant coupable de parjure et de bigamie, étant bien sûr déjà marié. Il engage néanmoins sa foi envers Bellisant, sans tenir compte de la prédiction qui toutefois ne manque pas de se réaliser. Devenu lépreux et chassé par Lubias, il erre dans la cité romaine jusqu'au moment où il retrouve Ami, lequel décide de le soigner. Or un ange apparaît cette fois à Ami lui indiquant que le seul remède pouvant effacer la lèpre, ce mal honteux entre tous, serait qu'il sacrifie ses propres fils et lave son ami sans leur sang. Aussitôt dit, aussitôt fait ; heureusement, Dieu dans sa miséricorde ressuscite les enfants !

“Quiconque se met en colère…” (Petite théologie morale de la colère)

 


"Quiconque se met en colère contre son frère méritera d’être puni par les juges" écrivait Jean Cassien (Vè). Celui-ci proposait six règles élémentaires, mais ô combien radicales, pour parvenir à la perfection même et accessoirement à l’amitié parfaite. Le premier principe consiste à fuir tous les biens de ce monde, à ne revendiquer aucune propriété, source de toute dispute. En second lieu il faut renoncer à sa volonté propre et toujours lui préférer celle d’autrui, en la supposant meilleure et plus sage que la nôtre. Troisièmement, se persuader que la paix et la charité sont des fins en soi et dépassent tout autre bien imaginable. Quatrièmement — ce précepte est en réalité central — il n’est permis sous aucun prétexte, juste ou injuste, de se mettre en colère contre son prochain. Plus encore, cinquièmement, nous tâcherons de réduire la colère (même injustifiée) qu’autrui peut concevoir contre nous, attendu qu’il a besoin d’être adouci et consolé, étant manifestement plus faible que nous. Enfin nous n’aurons de cesse de penser à l’autre monde, au règne divin : à coup sûr cela effacera de notre âme tout chagrin et tout ressentiment. Or, justement, rien ne nous hôte davantage la faculté de prier que la passion de la colère ; rien ne s’oppose tant à l’offrande que de haïr son prochain, voire de mépriser la tristesse et la haine de son prochain. Car enfin, le fort est celui qui sait soumettre sa volonté à celle d'autrui ; il a donc devoir de porter secours à celui qui ne sait que haïr. Il le supporte patiemment et activement pour l’aider à guérir cette maladie, à porter ce fardeau. Qui donc sinon l’âme forte, l’âme charitable, pourra lui prodiguer caresses et douceurs ? Le faible ne supporte pas le faible, le malade ne guérit pas le malade.

Deux comme-Un. De la communauté

 


"Je dirais, d'après ce que j'ai vécu dans différentes circonstances, que les amis sont ceux avec lesquels on a l'essentiel en commun. On ne peut pas être copains avec un type du front national, ce n'est pas possible.” (Jean-Pierre Vernant)

L’idée d’une communauté amicale – voire d’une amitié communautaire – remonte sans aucun doute à l’Antiquité. Le premier concept grec de « cité » ou de civilité relevait bien de cet ordre tant qu’il demeurait inféodé aux idéaux aristocratiques d’une classe dominante essentiellement guerrière. C’est ce qui régit encore vaguement les relations (volontiers « viriles ») de confrérie ou de camaraderie fondées à la fois sur l’égalité et la rivalité, mais aussi la solidarité. La solidarité est essentielle pour préserver la solidité du tissu communautaire. Cependant l’essentiel reste encore et toujours la reconnaissance au moins implicite d’un chef et le rassemblement autour de valeurs « communes ». 

De la fraternité à la communauté juste selon Aristote


Selon le Stagirite l'amitié et la justice ont ceci de commun qu'elles définissent toutes deux la meilleure façon de vivre en commun, et plus précisément la "mesure de l'association" en général. En effet c'est dans la communauté que se manifeste l'amitié, c'est à partir de là qu'elle s'avère pratiquement nécessaire, exactement comme la justice. Pourtant l'amitié constitue un modèle de justice, elle en est la forme la plus naturelle et la plus parfaite, au point que son règne réalisé rendrait la dite justice inutile. "D'ailleurs, si les citoyens pratiquaient entre eux l'amitié, ils n'auraient nullement besoin de la justice ; mais, même en les supposant justes, ils auraient encore besoin de l'amitié ; et la justice, en son point de perfection, paraît tenir de la nature de l'amitié." (Ethique à Nicomaque). Puis Aristote fait un détour par le politique afin d'étayer son argumentation, et va du coup en dévoiler le motif profond. Il y a trois grandes formes d'organisation politique, et donc trois manières inégales de réaliser parallèlement la justice et l'amitié entre les hommes. La royauté constitue une forme éminente de gouvernement où le roi, s'il est vertueux, dispense à ses sujets la même amitié protectrice qu'un père peut offrir à ses enfants ; et surtout le père donne ce qu'il y a de plus précieux, à savoir l'existence. Cependant la forme dévoyée de ce régime, la tyrannie, sera une insulte d'autant plus grande à cette amitié sublime. Le gouvernement aristocratique, fondé sur le mérite et dont la forme pervertie est l'oligarchie (règne des privilèges injustifiés), reproduit la sorte d'amitié pouvant exister entre un mari et son épouse. Enfin la timocratie, régime censitaire (gage de qualité) et égalitaire, avec son dérivé la démocratie, s'approche au plus près de l'amitié fraternelle et donc de l'essence même de la communauté.

Le contrat sous le signe de l’amitié et l'amitié à l'aune du contrat d'après Rousseau

 


"Elle est un échange, un contrat comme les autres ; elle est le plus saint de tous. Le mot d’ami n’a point d’autre corrélatif que lui-même. Tout homme qui n’est pas l’ami de son ami est très certainement un fourbe ; car ce n’est qu’en rendant ou feignant de rendre l’amitié, qu’on peut l’obtenir." (Jean-Jacques Rousseau)

Il n’y a rien d’étonnant à ce que l’auteur du Contrat social assimile la relation amicale à un «contrat comme les autres». Encore faut-il savoir ce que ce type d’échange ou de corrélation est supposé mettre en œuvre et peut-être sauvegarder : rien d’autre si ce n’est la liberté. La forme d’association que recherche Rousseau, tant au plan politique que personnel ou familial, est celle qui permet l’exercice de la liberté fondamentale de décider de son sort et de n’obéir qu’à soi-même, même s’il préconise de se conformer aux lois civiles en donnant son assentiment à la volonté générale. Le contrat ne se contente pas de préserver la liberté, il présuppose la liberté d’entrer ou non en association. Le statut d’opposant au pacte social peut être légitime, tout comme il est légitime, en contre-partie, de subir les mesures légales réservées à ceux qui choisissent l’exclusion. A ce sujet, Rousseau l’exilé considère généralement que le consentement est dans la résidence : celui qui refuse le pacte doit partir (sauf bien sûr si le non-respect de la réciprocité du contrat est imputable au gouvernement). Devant une contrainte qu’il n’aurait pas la liberté de choisir, il manifeste un rejet viscéral et applique une seule règle, celle de la rupture. On a vu que celle-ci ne pouvait-être que bi-latérale, tout comme le contrat qu’elle nie. Mais aucun juge, aucune instance autre que les deux partis — les deux libertés en présence : individuelle (morale) et générale (politique) — n’a droit de regard dans cette affaire puisqu’il ne participe pas au contrat, par essence exclusivement duel. Il en va ainsi de l’amitié ; peut-être même en va-t-il de l’amitié (de cette dualité) dans l’idée même du contrat. N’oublions pas que, pour lui, l’amitié est le plus «saint» de tous les contrats... Ce n’est pas la constance des amitiés personnelles de Rousseau (sauf peut-être envers une femme) qui peut donner sens à cette allégation ; elle exprime donc essentiellement sa pensée politique. A savoir que le contrat social, de même que l’amitié, et en tant qu’amitié suprême, n’a d’autre justification que lui-même ni d’autre réalité que la consistance du lien entre deux libertés (morales, ou morale et politique, selon le type d'analyse que l’on fait). On est l’ami de son ami, nous dit Rousseau, et si ce lien casse d’un côté ou de l’autre, alors il n’y a plus de lien et plus d’ami du tout. L’ami n’est jamais seul et l’on n’est pas ami avec soi-même.

Pourtant qu'est-ce que la liberté — tant chérie par Rousseau — sinon par excellence une amitié envers soi-même ? Et qu'est-ce-que l’amitié « propre » si l’on peut dire, sinon cet espèce de contrat moral passé avec soi-même, par lequel l’on s’engage à exercer et à préserver sa liberté - ce qui n’est jamais assuré par définition ? Celle-ci implique donc un dédoublement de soi-même, une distance minimale entre soi et soi, en tout cas un dialogue interne à l'issue duquel va se former le libre choix. La liberté possède donc cette structure duale qui est aussi celle du contrat et, irréductiblement, celle de l'amitié.

dm


Le mythe et le canon philosophique de la fraternité

 


Les valeurs universalistes promues par la Révolution, en faisant référence à la “fraternité”, ont fait éclaté le cadre étroit d'une affiliation simplement biologique et familiale, voire traditionnellement guerrière (frères d’armes) ou corporatiste (confrères). Pourtant il n'échappe pas qu'elles reprennent plus ou moins métaphoriquement (c'est toute la question) ces termes de fraternité et de famille, comme équivalents d'humanité et de société politiquement émancipées. Avec ce recours à la fraternité, nous dirons qu’il en va d'une mimèsis fondamentale et archaïque, telle que les notions de famille, de foyer, mais encore de nation ou de race ne sont pas seulement utilisées comme métaphores, mais également comme références : la France, par exemple, « patrie des libertés », etc. Comme si, pour exister, l'universalisme devait prendre vie dans une singularité exemplaire.

De l'Un et du Multiple en Amitié

 


Jacques Derrida a fait de cette phrase : « O philoi, oudeis philos » à la fois le prétexte, le fil conducteur et l’enjeu de son livre Politiques de l’amitié (Galilée, 1994). La formule en question est d’abord citée par Aristote comme un adage supposé connu, puis reprise par la plupart des penseurs de l’amitié jusqu’à Nietzsche. Derrida ne se contente pas de souligner la contradiction qu’elle renferme, mais l’élève à l’aporie en contestant l’univocité de sa traduction (généralement par : « ô mes amis, il n’y a pas d’amis »). En effet, selon la manière dont on écrit, en grec, l’omega initial, la phrase commence par une interjection vocative (esprit doux, accent circonflexe) — en français, « ô amis, point d’ami » : c’est ce que la tradition a retenu, soit une thèse sur l’absence ou l’inaccessibilité de l’amitié comme telle —, ou bien par un pronom au datif (esprit dur, accent circonflexe et iota souscrit) — « celui pour lequel (il y a) des amis (au pluriel), point d’ami (véritable) pour lui ». C’est une thèse sur le « nombre » des amis, sur l’évaluation de ce nombre beaucoup plus que sur la valeur de l’amitié en général. Derrida l’appelle la thèse du « repli », parce qu’elle paraît moins ambitieuse, en repli sur la précédente, plus précautionneuse aussi en rouvrant la question de la multiplicité, de l’un-plus-un (et de l’une-plus-une, etc.) à propos des amis. Jamais l’adage ne fut traduit en ces termes, alors qu’il semble bien, souligne Derrida, avoir été compris surtout en ces termes : chez Aristote en particulier, on ne relève aucune occurrence du premier sens, du contenu de l’interjection, en revanche on peut constater de nombreuses occurrences du second. Aristote insiste beaucoup sur le fait qu’il est nécessaire d’avoir peu d’amis, ou un nombre limité d’amis. Aristote hésite entre deux arguments, celui de la rareté et celui de la mesure. D’une part en effet la vertu et la sagesse imposent une certaine autarcie, de sorte que, tendanciellement il n’y a lieu d’être ami qu’avec soi-même. Il n’est pas souhaitable de se diviser soi-même en ayant une multiplicité d’amis. Mais d’autre part, tout est une question de mesure, d’équilibre, et il faudrait même dire, dans ce contexte, de justice et de politique : le nombre d’amis doit demeurer compris entre certaines limites, au-delà desquelles l’entente entre gens de bien n’est plus possible (car il faut que nos amis vertueux soient également amis entre eux), comme le nombre des citoyens dans l’Etat. On voit comment la position aristotélicienne est elle-même duplice, reproduit le chiasme que nous allons maintenant redéplier différemment.

L’Ami démocrate (avec et contre Aristote et Derrida, vers Laruelle)

 


L’amitié aristotélicienne présente deux composantes essentielles, respectivement morale et politique, qui ne concourent pas à une définition forcément univoque de l’amitié. La première, qui lui donne probablement son sens le plus général, est la vertu. Au-delà du plaisir et même de l’utile, elle caractérise l’amitié comme spécifiquement humaine en tant que l’homme, contrairement aux animaux et aux dieux, possède la faculté de réfléchir et de décider librement. Ainsi donc l’amitié semble se fonder sur une hiérarchie très stricte des comportements, et sa haute valeur morale explique en même temps sa relative rareté. Tous les hommes ne sont pas égaux devant l’amitié ; certains méritent de la connaître, d’autres ne la connaîtront jamais. Or nous ne sommes pas moins égaux entre amis : l’égalité est la seconde composante essentielle, politique celle-là, de l’amitié. Elle provient de ce que l’élaboration aristotélicienne, comme le souligne bien Derrida (Politiques de l’amitié), fait fonds sur un schème fraternel de la communauté politique dont le lien ne peut être qu’égalitaire. En cela, l’amitié s’oppose au lien marital, essentiellement aristocratique, comme au lien filial ou paternel qui est monarchique. Le schème de la fraternité est celui du « bien-s’entendre » (supposément); il rejoint donc celui du politique comme tel, un « vivre-ensemble » qui repose moins sur la vertu que sur la recherche de l’utile. Seulement, si tout ce qui est politique tient de l’amitié, si toute amitié est donc politique, c’est maintenant l’utile et non la vertu qui donne son sens le plus général à l’amitié. Aporie, contradiction, ou simple difficulté liée à la complexité du concept d’amitié ? 

L’amitié et le système du don

 


En ce qui concerne l’amitié comme vertu sociale ou même fondement du lien communautaire, un éclairage nouveau a été apporté par les problématiques sociologiques d’un Durkheim, relayées par celles de Mauss notamment. En effet les analyses philosophiques traditionnelles, essentiellement axées sur la morale, partent d'une relation canonique moi-autrui qui, une fois généralisée, fournit un modèle idéologique de socialité par référence au concept vague d’amitié, à peine distinct d'ailleurs de celui de fraternité. Or en tant que valeur, cette amitié semble toujours avoir été perdue et oubliée, sans correspondre à une réalité effective. Tandis que la perspective non individualiste de Mauss, en se fondant sur la seule réalité sociale des échanges, établit le don comme vecteur permettant de valoriser différentiellement la place des individus et impliquant autrui au niveau de chaque action individuelle. Tout acte étant causé par un don, répondant à un don, constitue par lui-même un don spécifique. Le système de l'échange de cadeaux induit une consistance sociale reposant exclusivement sur les relations inter-individuelles, sacralisées sans doute, hiérarchiques peut-être (dans la mesure où le donateur s'arroge un pouvoir et une supériorité indéniables, fondés sur le prestige), mais non féodales.

Petite psycho-sociologie des affinités dilectives

 

"Les affinités électives", Magritte, 1932

La psycho-sociologie entend par « affinité » les relations affectives en général en tant que déterminées par l’environnement et les facteurs sociaux. Elle l’applique a fortiori aux rapports amicaux. Bien que voué d’ordinaire à un usage plus littéraire ou «alchimique» que scientifique, ce terme d'affinité intéresse aussi bien la sociologie que la psychologie. L’histoire sémantique du mot renvoie aux sens de voisinage et de parenté par alliance (versant sociologie) comme à ceux de convenance et de connivence (en psychologie). D’autre part, la différence psycho-sociologique de l’amitié s’enlève sur une opposition plus massive entre «affiliation» et «préférence». L’affiliation est collective, elle signifie l’intégration d’un individu au sein d’un groupe originellement familial, où l’ami ne se distingue pas du frère tandis que, sans médiation, l’ennemi s’identifie à l’étranger. La préférence, au contraire, constitue un rapport à l’autre strictement individuel, mais qui, à la différence de l’affinité véritable, peut être unilatéral. Par ailleurs, l’«élection» désigne moins l’affinité qu’un attachement par définition dépourvu de sélection (liens familiaux et coutumiers) ; entre l’électif pur et le sélectif pur, le dilectif caractérise précisément la relation affinitaire de type amical. Cette relation interpersonnelle, dyadique, couvre l’ensemble du domaine d’investigation du psycho-sociologue puisque : 1) il faut commencer par identifier la situation-cadre de vie d’où émerge le couple amical, donc aussi le groupe social et les modèles d’affiliation afférents ; 2) les éléments culturels et idéologiques, les systèmes de valeur formant les conditions d’une amitié possible ; 3) la nature et les motifs de l’élan affectif attribué aux individus, relevant de la psychologie ; 4) enfin le type de satisfaction que ces individus en retirent mutuellement. Ces quatre aspects forment les différentes étapes d’une approche complexe et centripète, visant finalement la «paire d’amis» comme collusion de deux imaginaires.

Helvétius : physique et perspectives de l'amitié

 


Matérialiste, sensualiste, utilitariste, ou encore pessimiste, les étiquettes ne manquent pas pour désigner celui qui, avant Nietzsche, a le plus sévèrement critiqué les morales traditionnelles de l’amitié, la philia grecque et tous ses avatars qualifiés par lui de «romans». Son relativisme psychologique et historique le mène plutôt sur la voie d’une morale de l’intérêt qui ne fait nullement de l’amitié une valeur en soi ou une obligation. A la limite, sa sympathie va plutôt vers ces solitaires désabusés et dignes qui, se suffisant à eux-mêmes, n’ont pas ou n’ont plus besoin d’amis.

La formation du sentiment amical chez Rousseau : Jean-Jacques et Madame de Warens

 

Jean-Jacques Rousseau et Madame de Warens aux Charmettes (BNF)

S’il est des discours qui sabordent magnifiquement le mythe d'une amitié vertueuse et rationnelle, trop assurée d'elle-même, ce sont bien au premier chef ceux d’Helvétius et de Rousseau. Le premier avance une explication matérialiste des plus radicales : aimer, en règle générale, c'est avoir “besoin”. J'en parlerai dans un prochain billet. Rousseau avoue quant à lui son besoin d'amitié comme étant « le plus fort, le plus grand, le plus inextinguible » : il s'agit d'une avidité affective et sentimentale si puissante que seule une femme — une amie et non un ami — serait capable d'y répondre.

Sympathie et intuition chez Bergson

 


Se disant sumpatheia en grec, la sympathie désignait pour les anciens stoïciens la structure même du monde, une interdépendance harmonieuse et universelle. Elle devint plus tard un attribut de la subjectivité, comme la faculté de partager les passions d'autrui, chez Adam Smith, qui voit en elle le fondement de la morale. Pour Max Scheller elle apparaît comme une condition de la sociabilité et se définit comme une participation compréhensive aux sentiments d'autrui. Elle n'est en aucun cas une fusion sentimentale et, préservant une certaine distance phénoménologique avec son objet, elle se distingue notamment des trois espèces d'identification : 1° idiopathique, où autrui est assimilé à moi-même, 2° hétéropathique, où c'est moi qui me confond avec l'autre, 3° réciproque, comme dans l'union sexuelle ou certains phénomènes de foule.

L’alter ego de Montaigne

 


“Si on me presse de dire pourquoy je l’aymois, je sens que cela ne se peut exprimer, qu’en respondant : Par ce que c’estoit luy ; par ce que c’estoit moy.”  (Montaigne)

La vision de l’ami comme alter ego est commune à la plupart des auteurs classiques de l’antiquité. L’ami est un autre soi (heteros autos), dit Aristote, et l’amitié qu’on lui porte n’a d’autre référence que celle qu’on porte à soi-même. Le lien d'amitié avec soi-même est décrit par Aristote comme un accord avec soi-même, auquel seul l'homme vertueux peut prétendre. Les vicieux, au contraire, sont en désaccord avec eux-mêmes, tiraillés par des désirs contraires ou divisés entre raison et sensation. Au comble de l'inimitié éprouvée pour eux-mêmes, rongés par le remords, il n'est pas rare que certains méchants se suicident. Si l'ego apparaît ainsi comme une référence, la première de toutes, ce n'est point par individualisme mais pour raison morale : en effet le bien que je veux naturellement pour moi-même, c'est-à-dire la maîtrise de soi par la pensée, je puis le vouloir ensuite pour les autres. Le critère de l'amitié n'est donc pas tant l'ego que la sagesse de l'ego, son « honnêteté » ou sa vertu ; ce n'est pas tant lui-même en propre que sa pensée ou sa « réflexion » propre ; en bref, c'est l'égoïsme. Pareillement, Cicéron considère l’amour de soi comme un exemple et un modèle pour l’amitié, qu’il définit comme un commerce avec un autre soi-même (alter idem). Mais justement il y a équivoque, puisqu’on peut mettre l’accent plutôt sur « alter » ou plutôt sur « ego » ; on peut voir l’ami tantôt comme un autre « soi-même » (alter ipse) foncièrement original,  tantôt comme un autre « moi-même » (alter idem) particulièrement ressemblant. Vieux dilemme de la mêmeté et de la différence, de la mêmeté dans la différence. Alter ego veut dire que, comme moi, l’ami est différent de tout autre et je l’aime comme tel, c’est-à-dire comme autre ; alter ego signifie que l’ami est un second moi-même et c’est bien ce même que j’aime. L’intérêt de Montaigne est de résoudre à sa manière cette contradiction, justement en maintenant ouverte, indécidable, l’option pour « luy » et/ou pour « moy » sous la bannière d’un (double) « parce que » défiant toute logique. C’est comme ça. A la fois simple et complexe, évident et mystérieux, raisonnable et passionnel, etc. Cependant il y a bien une mêmeté, une communion qui surnage au-delà de l’équivoque : celle des âmes. Nous n’en faisions qu’une, écrit Montaigne après tant d’autres. Au-delà des identités (c’est-à-dire des différences) affirmées, prime donc l’identification.