On choisit sa famille, rarement ses amis...

 


Nous nous sommes permis, malicieusement, d’inverser la formule bien connue “on choisit ses amis, on ne choisit pas sa famille”, pour de solides raisons, croyons-nous, développées ci-dessous. Pour l’anecdote, l’origine de ce quasi-proverbe remonte notamment à Napoléon III qui, en bisbille notoire avec le tsar Nicolas Ier de Russie, lui aurait fait porter une missive contenant ces mots “l’on subit ses frères, et l’on choisit ses amis”, reprenant d’ailleurs ironiquement une formule de l’abbé Delille, poète à ses heures, écrivant : “Le sort fait les parents, le choix fait les amis.”

Introduisons notre propos par une interrogation en quelque sorte latérale : est-il légitime ou illusoire de penser que l’on peut se reconstituer une famille avec des amis ? Il y a bien indéniablement comme un air de famille, si l’on ose dire, entre la famille et les amis. Au-delà de ce qui légitime l’appartenance familiale, de fait ou de droit (le propre de la famille c’est justement que le droit et le fait se confondent, c’est ce qui la distingue de la société civile), en quoi consiste la valeur du lien familial ? Il n’est pas si instinctif ni si affectif qu’on le prétend : parlons plutôt d’un lien de solidarité par essence. Entre membres d’une même famille, on se soutient, surtout dans l’adversité, voilà l’affaire. C’est un lien organique où le groupe (son honneur, sa cohésion, etc.) prime sur l’individu, originellement, et en même temps un lien pragmatique, parce qu’on a toujours besoin d’une famille. De la même façon, on est censé pouvoir compter sur ses amis. Mais ce rapport d’assistance sera moins systématique, et ce n’est pas ce qui constitue l’essence du lien amical, beaucoup plus érotique en tant que tel selon nous.

De plus cette question sous-entend avec le verbe « reconstituer » que l’amitié pourrait se substituer à un lien familial rompu. Ce qui est bien le cas originellement, psychiquement, de la Chose perdue maternelle. La mère, femme mythique originelle, est cette Chose perdue à jamais pour tout être humain ancré dans le langage (inter-dit de l’inceste). Tout lien amical viendrait se substituer à ça, proposant un tout autre type de contrat, mais sans se défaire complètement de ce contexte de perte originelle. Si l’amitié visait uniquement à reconstituer un lien familial rompu, elle serait bien entendu nocive et vouée à l’échec.

Nous savons que le lien du sang est un concept (en ce qui concerne sa raison d’”être) plus économique que biologique. C’est ce que l’anthropologie notamment structurale a montré : la parenté, avec ses lois fondées de fait sur les échanges d’ordre économique, est un système social complexe qui dépasse de loin la simple filiation biologique. Cela sera encore plus vrai lorsque les données biologiques elles-mêmes ne seront plus entièrement naturelles, mais probablement modifiées (par les biotechnologies) à plus ou moins brève échéance…

Comment prétendre qu’on “choisit sa famille” si l’appartenance familiale est un fait qui nous est imposé par la naissance, le fait d’être reconnu civilement et hébergé le plus souvent par le couple parental ? Il est difficile de le nier. Mais cela ne veut pas dire qu’une reconnaissance effective, par la famille, accompagne toujours cette situation d’appartenance. Bien des enfants ne sont jamais admis, reconnus, aimés, désirés, et ces derniers vivent cette exclusion (imaginaire ou réelle) sous le mode névrotique, c’est-à-dire qu’ils vont avoir tendance à idéaliser le lien d’amour (manquant). Dans ce cas, en effet, c’est l’amitié qui servira de relation compensatoire. On ne revient vers sa famille que bien plus tard, une fois les liens d’amitié éprouvés, jusque dans leurs propres impasses. C’est ainsi que l’on peut dire non pas je “retrouve”, mais je “trouve” ma famille, ce qui bien souvent ne se produira jamais. Dans ce cas je peux bien dire que je la choisis.

Comment prétendre maintenant, contre toute évidence, que l’”on ne choisit pas ses amis” ? Partant de l’hypothèse que le lien amical est beaucoup plus érotique et pulsionnel qu’on ne le dit, nous soutenons que l’amitié relève davantage du désir (sur une base pulsionnelle non sexuelle) que de l’intérêt. Mes amis me plaisent, je ne saurais dire pourquoi. C’est le sens de la célèbre formule de Montaigne : « parce que c’était lui parce que c’était moi ». Il n’y a pas d’explication à cela. On ne choisit pas ses amis dans la mesure où un choix reste par définition volontaire et motivé. Il y a du deux, il y va de l’altérité d’une rencontre. L’amitié, du moins dans sa conception moderne depuis Montaigne n’est rien d’autre qu’une variante de l’amour.

Donc retourner la formule consacrée, comme on le propose, n’implique nullement que les amis nous seraient imposés (comme le sont les camarades – ceux qui partagent la même chambre étymologiquement) ou qu’ils seraient toujours des boulets. Cela arrive aussi, surtout lorsque le lien est unilatéral (ce qui est souvent le cas au départ s’il est vrai que l’amitié fonctionne au désir et à la séduction). Mais si l"amitié n’est pas un choix a priori, ne le devient-elle pas ? On ne transforme pas toutes ses rencontres en amitiés. Certaines le deviennent, mais cette sélection inévitable, devenant même élection, comment s’opère-t-elle ? Sommes-nous conscients de ce qui vous plait, nous séduit ou même nous “intéresse” chez certains êtres ?

Avons-nous tort d’érotiser à ce point l’amitié ? C’est par-dessus tout l’arracher à ses racines sociologiques fraternelles, et donc familiales ! Quitte à choisir sa famille, dans un second temps, grâce à ce que nous a appris l’amitié.

Didier Moulinier




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