“Si on me presse de dire pourquoy je l’aymois, je sens que cela ne se peut exprimer, qu’en respondant : Par ce que c’estoit luy ; par ce que c’estoit moy.” (Montaigne)
La vision de l’ami comme alter ego est commune à la plupart des auteurs classiques de l’antiquité. L’ami est un autre soi (heteros autos), dit Aristote, et l’amitié qu’on lui porte n’a d’autre référence que celle qu’on porte à soi-même. Le lien d'amitié avec soi-même est décrit par Aristote comme un accord avec soi-même, auquel seul l'homme vertueux peut prétendre. Les vicieux, au contraire, sont en désaccord avec eux-mêmes, tiraillés par des désirs contraires ou divisés entre raison et sensation. Au comble de l'inimitié éprouvée pour eux-mêmes, rongés par le remords, il n'est pas rare que certains méchants se suicident. Si l'ego apparaît ainsi comme une référence, la première de toutes, ce n'est point par individualisme mais pour raison morale : en effet le bien que je veux naturellement pour moi-même, c'est-à-dire la maîtrise de soi par la pensée, je puis le vouloir ensuite pour les autres. Le critère de l'amitié n'est donc pas tant l'ego que la sagesse de l'ego, son « honnêteté » ou sa vertu ; ce n'est pas tant lui-même en propre que sa pensée ou sa « réflexion » propre ; en bref, c'est l'égoïsme. Pareillement, Cicéron considère l’amour de soi comme un exemple et un modèle pour l’amitié, qu’il définit comme un commerce avec un autre soi-même (alter idem). Mais justement il y a équivoque, puisqu’on peut mettre l’accent plutôt sur « alter » ou plutôt sur « ego » ; on peut voir l’ami tantôt comme un autre « soi-même » (alter ipse) foncièrement original, tantôt comme un autre « moi-même » (alter idem) particulièrement ressemblant. Vieux dilemme de la mêmeté et de la différence, de la mêmeté dans la différence. Alter ego veut dire que, comme moi, l’ami est différent de tout autre et je l’aime comme tel, c’est-à-dire comme autre ; alter ego signifie que l’ami est un second moi-même et c’est bien ce même que j’aime. L’intérêt de Montaigne est de résoudre à sa manière cette contradiction, justement en maintenant ouverte, indécidable, l’option pour « luy » et/ou pour « moy » sous la bannière d’un (double) « parce que » défiant toute logique. C’est comme ça. A la fois simple et complexe, évident et mystérieux, raisonnable et passionnel, etc. Cependant il y a bien une mêmeté, une communion qui surnage au-delà de l’équivoque : celle des âmes. Nous n’en faisions qu’une, écrit Montaigne après tant d’autres. Au-delà des identités (c’est-à-dire des différences) affirmées, prime donc l’identification.
Voyons cela de plus près. D’abord il faut écarter toutes les formes d’amitié qui nous éloigneraient de l’alter ego — de l’autre égal à moi-même — comme tel, ou qui poursuivraient d’autres fins que l’amitié elle-même. Ainsi des relations entre pères et fils, ou bien entre frères. Dans le premier cas, c’est plutôt respect, donc disparité ; quant au second, comme le disait Plutarque, le fait d’être issus du même trou ne forme pas un critère d’amitié. Trop d’intérêts inconciliables, trop d’ambitions antagonistes viennent immanquablement altérer une « soudure » seulement parfaite à l’origine. Et puis ce sentiment d’amitié n’est rien sans le libre choix de l’ami. De même, l’affection envers les femmes est jugée par Montaigne trop âpre et trop versatile, trop partielle également alors que l’amitié véritable nous tient dans un cocon bienheureux et stable. Courir après ce qui nous fuit sans cesse, jouir de perdre ce qu’on désire, ceci caractérise la passion de la chair mais ne vaut rien pour l’amitié qui ne vit que de jouissance pleine — pleinement spirituelle s’entend. Ne parlons pas du mariage, recelant mille tracasseries de nature à brouiller et interrompre les plus charmantes et les plus sincères idylles. Et puis les femmes n’entendent rien à l’amitié, selon Montaigne, qui reprend à son compte l’un des plus vieux préjugés grecs — question de fermeté d’âme. Non, plutôt que toutes ces accointances et familiarités précédemment décrites où «il n’y a nul amy» (selon la formule prêtée à Aristote), l’amitié authentique engage les âmes à se mêler et à se confondre, tant et si bien qu’entre elles on ne saurait tracer de ligne de démarcation. La fusion des âmes, l’union des volontés et le don illimité de soi-même caractérisent donc l’amitié parfaite, en tant qu’indivisible. L’amour d’amitié prend l’autre tout entier, et non par morceaux ; c’est bien moi qu’il aime, et c’est bien lui que j’aime, non des qualités...
Il faut y insister : cet ego, ce moi de référence, qui est aussi bien l’autre, Montaigne le représente comme une âme ; plus exactement comme deux âmes mêlées n’en faisant qu’une. C’est pourquoi le paradoxe de l’alter ego n’en est plus vraiment un et ne l’a jamais été. Le suspens, la distance indécidable entre le même et l’autre sont d’emblée réduits, amortis par cette réunion des âmes quasi-miraculeuse qui « double », voire précède l'identité - prétendument irréductible - de chacun. Forme ultime de l’union, Montaigne réclame la participation « compréhensive » de ses lecteurs : pour cela il demande qu’ils s’« essayent » à pareille expérience. Chez lui, l’essai est d’emblée « transformé » sous la forme de l’œuvre écrite. Il ne s’agit pas seulement de l’écriture continue et sans cesse reprise des Essais, qui donne toute sa dimension à l’amitié de Montaigne (notamment par le souvenir et l’évocation, que le texte amplifie), mais d’une façon beaucoup plus inaugurale, de sa lecture du célèbre manuscrit de La Boétie, le Discours de la servitude volontaire. De son propre aveu, la découverte de ce texte (alors inédit) s’avéra déterminante pour Montaigne en stimulant une telle curiosité, en déclenchant une telle passion pour son auteur que, dès avant leur commerce ultérieur, elle constitue - davantage qu'une simple occasion - le site événementiel de leur rencontre. Le texte (mythifié) et l’âme en partage sont donc les deux ingrédients essentiels de l'amitié selon Montaigne.
dm

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