Le mythe et le canon philosophique de la fraternité

 


Les valeurs universalistes promues par la Révolution, en faisant référence à la “fraternité”, ont fait éclaté le cadre étroit d'une affiliation simplement biologique et familiale, voire traditionnellement guerrière (frères d’armes) ou corporatiste (confrères). Pourtant il n'échappe pas qu'elles reprennent plus ou moins métaphoriquement (c'est toute la question) ces termes de fraternité et de famille, comme équivalents d'humanité et de société politiquement émancipées. Avec ce recours à la fraternité, nous dirons qu’il en va d'une mimèsis fondamentale et archaïque, telle que les notions de famille, de foyer, mais encore de nation ou de race ne sont pas seulement utilisées comme métaphores, mais également comme références : la France, par exemple, « patrie des libertés », etc. Comme si, pour exister, l'universalisme devait prendre vie dans une singularité exemplaire.

Entre le concept d'humanité, vers lequel tend celui d'amitié fraternelle au siècle des Lumières, et les singularités vivantes, il y a note Derrida (Politiques de l'amitié, Galilée, 1994) le « schème familial », que travaille justement cette mimèsis fondamentale. On l'a dit, celle-ci se veut d'abord référence, éventuellement historique, à l'autre dans sa « présence », bien plus qu'évocation d'un idéal qui serait l'éternel absent. On comprend mieux ainsi comment le « canon philosophique » de la fraternité, fondé sur la présence d'une famille, ou le familier d'une présence, a pu exclure tout spécialement le féminin jusque dans les extrapolations universalistes de l'amour de l'humanité : toute référence féminine exemplaire ou mythique, autre que maternelle, y est tout simplement absente. D’ailleurs selon Michelet la femme n'est pas un bon exemple car elle est comme la fraternité absolue, elle représente la fraternité de la fraternité et l'amitié de l'amitié, leur essence même. Or pour passer au concept d'humanité, c'est-à-dire d'amitié universelle et politique, l'on n'a pas besoin de cet absolu mais plutôt du schème familial, plus probant et plus productif historiquement.

Derrida relève donc justement l'obsession de la présence derrière ces idéaux fondateurs de notre modernité politique, l'impératif d'une réalité fraternelle tangible, comme par exemple d'une mère patrie rassurante. Comme s'il s'agissait d'apprivoiser, en quelque sorte, la notion trop farouche et trop étrange d'amitié - et au-delà, celle de communauté (politique) - ; de la rendre plus fraternelle, plus familière, plus amie ; et finalement de lui imposer comme corrélat philosophique, comme une "soeur" en quelque sorte, cette vieille notion plus que douteuse de fraternité. Car en-deça du canon (philosophique) nous retrouverions assurément le trauma (biblique) d'une fraternité criminelle (cf. illustration : Caïn tue Abel, de Rubens). Le résultat en est, paradoxalement, une idéalisation catastrophique (car elle tourne en négation effective) de l'amitié elle-même. A rechercher une présence fraternelle mythique, il advient qu'il n'y a jamais d'amis, ni de communauté politique réellement solidaire - plutôt d'un côté, des discours toujours plus ridiculement oecuméniques, de l'autre - mais ce sont les deux faces d'une seule et même médaille - une xénophobie de plus en plus galopante et décomplexée.

dm


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