De la fraternité à la communauté juste selon Aristote


Selon le Stagirite l'amitié et la justice ont ceci de commun qu'elles définissent toutes deux la meilleure façon de vivre en commun, et plus précisément la "mesure de l'association" en général. En effet c'est dans la communauté que se manifeste l'amitié, c'est à partir de là qu'elle s'avère pratiquement nécessaire, exactement comme la justice. Pourtant l'amitié constitue un modèle de justice, elle en est la forme la plus naturelle et la plus parfaite, au point que son règne réalisé rendrait la dite justice inutile. "D'ailleurs, si les citoyens pratiquaient entre eux l'amitié, ils n'auraient nullement besoin de la justice ; mais, même en les supposant justes, ils auraient encore besoin de l'amitié ; et la justice, en son point de perfection, paraît tenir de la nature de l'amitié." (Ethique à Nicomaque). Puis Aristote fait un détour par le politique afin d'étayer son argumentation, et va du coup en dévoiler le motif profond. Il y a trois grandes formes d'organisation politique, et donc trois manières inégales de réaliser parallèlement la justice et l'amitié entre les hommes. La royauté constitue une forme éminente de gouvernement où le roi, s'il est vertueux, dispense à ses sujets la même amitié protectrice qu'un père peut offrir à ses enfants ; et surtout le père donne ce qu'il y a de plus précieux, à savoir l'existence. Cependant la forme dévoyée de ce régime, la tyrannie, sera une insulte d'autant plus grande à cette amitié sublime. Le gouvernement aristocratique, fondé sur le mérite et dont la forme pervertie est l'oligarchie (règne des privilèges injustifiés), reproduit la sorte d'amitié pouvant exister entre un mari et son épouse. Enfin la timocratie, régime censitaire (gage de qualité) et égalitaire, avec son dérivé la démocratie, s'approche au plus près de l'amitié fraternelle et donc de l'essence même de la communauté.

Notons-le par parenthèse, une sorte de proto-amitié, voire de proto-fraternité, se rencontre parfois dans le texte d'Aristote sous le nom de Concorde. La Concorde est un sentiment inné en tout être naturel, qu’il soit homme ou oiseau, dont la finalité ultime ne serait autre que l’harmonie universelle. Avec Héraclite et Empédocle l'on posait déjà le problème de l’unification, que celle-ci porte sur les contraires (pour Héraclite) et consacre la loi de la Discorde, qu’elle mobilise à l’inverse les semblables (selon Empédocle) au nom de la Concorde proprement dite (encore que la Discorde elle-même soit une espèce de Concorde, au sens d’ordre naturel). Aristote semble faire glisser cette référence du plan cosmologique initial jusqu’au plan politique où elle se fixe dans la notion d’accord entre « honnêtes gens ». Politiquement, la Concorde règne lorsque les affaires sont menées en accord avec les membres de la cité, d’après des décisions communes. Au-delà elle demeure un principe d'unification globale et systématique, puisque pour le Philosophe il faut bien que les divers champs de la pensée — physiques, métaphysiques, politiques, etc. — s’accordent eux-mêmes.

Puissance de la métaphore et de l’analogie, de la Concorde comme métaphore et analogie, jusqu'au coeur des conceptions politiques d'Aristote. On remarque notamment cet effet de boucle entre fraternité et paternité, démocratie et royauté, puisque évidemment le statut des frères dépend de leur statut commun de fils. Le paramètre naturel paraît ici central, bien perceptible dans le terme de fraternité (naturelle, sans aucune ambiguïté) et même au cœur du concept de communauté (l'être commun, le comme-un comme schème politique fondamental) ; prééminence donc d'un fatidique « droit naturel » qui confond d'abord amitié et fraternité, puis amitié et justice. Dans ce dernier cas cependant, même si l'amitié inspire la justice, celle-ci relaye clairement la première et donc scelle, d'une certaine façon, sa disparition ou son utopie. Si les fondements métaphysiques d'Aristote sont naturalistes, sa problématique reste intrinsèquement politique ; l’esprit philosophique et rationaliste d'Aristote n'est nullement en cause et s'en trouve même confirmé. Aristote adopte cette référence fraternelle, en elle-même foncièrement a-politique, non pour se conformer à quelque tradition ou quelque doxa commune (pourtant bien réelle), mais parce qu’elle lui paraît naturellement fondée en raison, naturelle autant que rationnelle. Pour autant, insistons-y, le texte d’Aristote n’échappe pas à cette métaphoricité essentielle qui travaille en sous-main toute élaboration philosophique, ici même sous la forme la plus simple et la plus accessible de l’analogie. Ce qui est juste, donc, se laisse formuler au moyen d'un « comme » : il en va de la justice comme de l'amitié, de l'amitié comme de la fraternité, et de celle-ci comme symbole de la communauté, etc... Ce n'est pas encore l'amitié sans-justification de Montaigne, belle en tant que telle ; ce n'est pas encore la justice en tant que souveraine, juste comme telle ; ce n’est pas non plus la communauté comme association politique, stricto sensu… La fondation du sujet politique moderne s’effectue selon un régime métaphorique différent - mais toujours métaphorique - qui est celui d’un appel à l’Autre (transcendant) plutôt que d’un rappel du Même.

dm


 

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