Dans la sériation et la hiérarchisation des types d’amitié auxquelles se livre Aristote, un sentiment semble résolument exclu de ce registre : c’est la bienveillance. Elle aurait la caractéristique de rester en-deça de l’amitié, tout en présentant évidemment une analogie majeure avec celle-ci : vouloir le bien d’autrui. Seulement elle demeure superficielle et se définit plutôt négativement par rapport au lien amical. En particulier elle ne suppose pas la réciprocité, elle n’instaure pas un lien privilégié, durable et volontaire entre deux êtres. Quand bien même serait-elle à l’origine de l’amitié — comme la vision de la beauté peut causer l’amour —, faute de se prolonger dans le temps et de se muer en activité elle se condamne à péricliter ou à demeurer impersonnelle. Il y a une grande différence, pour Aristote, entre désirer le bien d’autrui dans la bienveillance, et veiller à la conservation de ce bien dans l’amitié — lequel bien réside précisément dans l’être même d’autrui, cet autre-ci. Paradoxalement la bienveillance est rétrogradée du fait que ce n’est pas elle, mais l’amitié, qui veille effectivement sur autrui. La bienveillance n’est que le sommeil, ou au mieux le rêve, de l’amitié.
La faiblesse de ce sentiment de bienveillance provient finalement de ce que bien-veiller n’atteint jamais à veiller au bien, soit l’existence même d’autrui selon Aristote, à laquelle on concourt de toute notre âme dans l’amitié. Aristote n’accorde à la bienveillance qu’une valeur de principe, seulement « morale » pourrait-on dire (soit l’intention de faire le bien), alors que l’« éthique » de l’amitié réalisée implique la réciprocité. C’est donc bien l'unilatéralité comme telle qui pose un problème insurmontable aux yeux du Philosophe et qui l'amène à rabaisser la bienveillance. Pour autant les deux sentiments restent inextricablement liés - d’où l’"analogie" maintes fois soulignée - sans doute parce qu’ils visent tous deux un bien transcendant qui est toujours constitué comme l’être de l’autre (et cela même s'il n'y a pas de mystique du suprême Bien chez Aristote).
Proposons maintenant d'inverser cette métaphysique et disons plutôt que veiller au bien n’atteint jamais à bien-veiller. Car la bienveillance, en tant que radicalement unilatérale et dans sa gratuité immense, est sans doute une disposition plus universelle que l'amitié. La bienveillance est une disposition universelle d'abord parce que radicalement immanente (à) soi, sans cause et sans justification ; secondairement elle est le fondement de la plupart des sentiments sociaux, comme l’amitié ou la bienveillance au sens moral aristotélicien, mais aussi le soin, la sollicitude etc.. Dans « bien-veiller » il n’est nulle intention bonne et nulle vertu, autrement dit ce n’est pas l’affaire de la morale ni même de l’éthique. Cela désignerait plutôt ce geste, disons d’emblée « clinique » de l’homme lorsqu'il se « penche » uni-latéralement vers son autre. Ce qui est sa posture naturelle en tant qu’Un (pour parler comme François Laruelle), c’est-à-dire en tant qu’individu radical. Pour Laruelle, tout homme vit en-un avant même d’ex-sister - cela n’a rien à voir avec un quelconque égoïsme, voire égotisme - même s’il ne l’assume pas tout de suite. L’Un veille sur l’autre Un avec qui il peut s’identifier, mieux s’unidentifier. Ce n’est que secondairement, presque accessoirement qu’il reconnaît autrui en tant qu’être, enfin comme cet « alter ego » qui est censé incarner l’ami (idéalement).
dm

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