(Sophie Marceau et François Cluzet (de dos) dans le film "Une rencontre" de Lisa Azuelos 2014)
“L’amitié ayant uni deux êtres en un seul, ce qui est uni ne peut être divisé” écrit le moine cistercien Alfred de Rievaulx dans sonTraité de l’amitié spirituelle (1163). Or la présence du Christ dans l’union de deux êtres sous le signe de l’amitié s’avère déterminante, au point d’en être le ciment et le principe actif, surtout que par son sacrifice le Christ a donné l’ultime mesure de ce qu’on peut attendre d’un « ami ». Cette note d’éternité ajoutée au thème de la fusion des âmes explique la place que l’amitié chrétienne – essentiellement spirituelle et charitable – réserve à la vertu de fidélité, que l’on décline par des mises en garde variées contre toutes formes de désunion, d’abandon, et surtout d’indiscrétion. Le secret est en effet une composante majeure de l’union amicale, la marque d’un haut privilège, et c’est pourquoi sa trahison constitue rien moins qu’un sacrilège.
Mais pour un philosophe contemporain comme Alain Badiou, "philosophe de l’évènement", la fidélité ne saurait être une image fixe de l’éternité. Pourtant ce terme est employé par lui de façon très marquante, dans une définition de l’amour comme "fidélité à l’évènement d’une rencontre" . Cette fois la fidélité prend pour référence le deux de la rencontre et non le Un de l’union. Si l’on tente d’appliquer à l’amitié ce qui est dit de l’amour (il n'est pas certain que Badiou approuverait pareille transposition), la question éthique et même politique par excellence devient : comment ne pas oublier ou plus exactement ne pas trahir ses amis ? Le parti pris éthique (et non moral) impose que l’on parte du réel. Qu’y a t-il dans le réel ? Eh bien par exemple, des hommes et des femmes se rencontrent. Une rencontre, c’est du réel, ou plutôt c’est du temps réel : un évènement. Considérons que selon Badiou, « être humain » désigne constitutivement la rencontre entre un individu biologique mortel et un sujet immortel. Il est immortel car tissé de langage et de vérité. Mais pour qu’un sujet advienne, il faut qu’il se soit passé quelque chose de supplémentaire par rapport à une situation donnée : c’est ce que Badiou nomme « évènement ». Soit par exemple une rencontre amoureuse - ou amicale comme on le soutient -, en tant que telle hasardeuse, imprévisible, sans rapport avec un choix de départ. Un évènement constitue une rupture : Badiou appelle « fidélité » la décision continuée et répétée de se rapporter désormais aux situations du monde du point de vue du supplément évènementiel. Les marques ou preuves langagières de ce non-oubli, dans l’existence même du sujet, dans le monde, Badiou les appelle maintenant « vérités ». C’est le processus réel d’une fidélité à un évènement. Enfin ce que Badiou nomme « sujet » est une occurrence locale du processus de vérité, et en même temps le support d’une fidélité. Le sujet n’existe donc nullement avant l’évènement ; il ne se confond ni avec l’individu biologique ni avec la personnalité psychologique. Il est juste le sujet d’une vérité (et Badiou parle alors d’une « éthique des vérités »). Cette vérité, cela peut être un amour apparu, advenu. Cela peut être une amitié, toujours sur fond de rencontre, faisant apparaître un sujet, le sujet de l’amitié. Précisons qu’entrent dans la composition de ce sujet les deux individus concernés ; il n’y a pas deux sujets. Le sujet a besoin de deux individus humains biologiques qui incarnent le processus fidèle et qui en tirent une consistance nouvelle.
Précisément, quels sont les principes de cette éthique ou politique de l’amitié ? L’animal humain qui est dépassé, excédé par un sujet essentiellement inconscient d’ailleurs, doit faire preuve maintenant de persévérance, de courage et de patience. Comme le dit Lacan il ne doit « pas céder sur son désir », son désir de maintenir vivant l’événement qui l’a fait devenir sujet, ne pas céder sur la vérité qu’il a engendrée. Par exemple : une rencontre a eu lieu, c’est une vérité de le dire. Donc finalement, la fidélité est le contraire de la croyance aveugle en l’autre : la confiance est évidemment plus exigeante. Ce n’est d’ailleurs pas tant une question de mémoire que de lien, le lien entretenu du su et de l’insu, du quotidien et de l’évènement, du mortel et de l’immortel. La maxime éthique : « continuez », vise la continuation de la consistance de ce lien. Le danger, ce serait de trahir la vérité et de manquer à la fidélité, briser ce lien. Le concept de lien ou de consistance est essentiel car il préserve — au moins un peu — cette théorie de l’accusation d’idéalisme. Bien sûr le « sujet » est un concept abstrait, quasiment logique ; bien sûr Badiou reconnaît que cette éthique des vérités est proprement asociale (puisqu’elle est fondée sur la rupture). Mais en même temps le sujet a besoin du corps, de l’imaginaire, tout comme la fidélité a besoin de composer avec le lien social. La vertu de courage devient alors le nœud de la question. Le sujet en a besoin pour rester fidèle et ne pas céder. Mais le courage a besoin de s’appuyer sur la confiance, que Badiou oppose à la croyance, rapportant la première aux éthiques « prométhéennes » et la seconde aux éthiques de l’« éloge ». C’est cette opposition qui, appliquée au politique, permet à Badiou d’asséner : « j’ai confiance dans le peuple et dans la classe ouvrière à proportion de ce que je n’y crois pas » (Théorie du sujet, p. 338). Il est clair que sur la base d’une telle théorie non rationaliste et non personnaliste du sujet, l’on ne choisit pas ses amis. Ce n’est pas un engagement fondé sur une liberté ni même sur une nécessité, mais sur un impossible. Impossible de ne pas. Peut-on ne pas être l’ami - soit davantage qu’un défenseur bien-pensant - du « peuple » et de la « classe ouvrière », quelque soit d’ailleurs le contenu ou l’extension que l’on donne à ces concepts, pouvons-nous cesser d’être fidèle à cette fidélité-là ? Avons-nous le choix ? Allons-nous céder sur ce point ?
dm

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